Les défis scientifiques qui se posent en Sciences Humaines et Sociales (SHS) sont d’une telle complexité qu’ils nécessitent un renouveau dans la formalisation des questionnements, dans les méthodes d’analyse et dans les outils d’évaluation. Cette action ne peut être menée que dans un espace plus large et plus ouvert au sein des disciplines SHS et avec les autres sciences, dans la recherche mais aussi et surtout dans l’enseignement.
Lorsque l’on regarde l’état des SHS, une réalité bien inquiétante se profile (voir réf. 1) :
« … Sur les six dernières années (2005-2006 à 2010-2011), alors que ces effectifs affichent une baisse de 4%, ceux de SHS tombent à 23%, ceux de lettres-langage-art à 18% et ceux de langues à 10%. Dans des disciplines comme l’histoire, les inscrits ont même reculé d’un tiers en cinq ans. Moins attractives auprès des bacheliers, ces filières souffrent de surcroît de taux d’abandons en cours de licence (entre la L1 et la L3) très élevés, autour de 50%, soit deux ou trois fois plus que dans les sciences dures…. »
Faut-il s’alarmer de tels chiffres ? Les SHS vont-elles disparaître de la carte académique comme des analystes semblent le suggérer ?
Je ne rejoins pas ce point de vue car les problèmes abordés en sciences humaines et sociales touchent, par définition, à l’humain et à la société, et ces questions seront toujours d’actualité. En revanche, ce qui changera inéluctablement est l’organisation des SHS, leur périmètre, et peut-être même leurs centres de gravité. Les formes d’organisation classiques, avec des laboratoires centrés sur un champ disciplinaire des SHS et des facultés délivrant des diplômes trop souvent déconnectés des besoins socio-économiques, disparaîtront au profit de formes répondant mieux aux exigences de la société. La préparation au CAPES et à l’AGREG ne peut plus justifier à elle seule les moyens mobilisés pour l’université. Nous verrons ainsi se développer des structures de formations capables de délivrer des savoirs et des savoir-faire qui correspondent à des attentes sociétales, à des socles de compétences en prise directe avec des emplois plutôt qu’à des diplômes qui représentent la valeur « effort » et moins l’ »employabilité ».
C’est dans cette projection qu’il faut repenser la formation et la recherche en université de sciences humaines et sociales. Aux côtés des formes traditionnelles qui restent valides, de nouvelles voies s’ouvrent aux SHS. Par exemple les STIC (Sciences et Techniques de l’Information et de la Communication) et les méthodes quantitatives de modélisation et de simulation numérique ouvrent des opportunités que les SHS doivent s’approprier, à la manière dont la médecine s’est saisie avec succès des disciplines telles que la biologie et la chimie afin de créer des champs nouveaux comme la biochimie ou la physiologie.
Tous les étudiants vont utiliser des bases de données et Internet. Ils auront alors besoin des STIC et des méthodes quantitatives qui, de ce fait, devront faire partie du socle de base sur lequel les SHS doivent bâtir les différentes compétences : de la gestion des Ressources Humaines à la création artistique en passant par l’édition électronique. La demande sociale est énorme, les potentialités de création de richesses socio-économiques sont inestimables et les défis de recherche scientifique sont parmi les plus stimulants. De plus, les exemples de réussite en matière d’ouverture ne manquent pas, en France comme à l’étranger.
Il est attendu que les juristes, les psychologues et les littéraires qui sortiront de l’université soient préparés au monde d’aujourd’hui et de demain : que les autres sciences non SHS ne soient pas pour eux que de simples outils mais également un ensemble de connaissances interagissant en symbiose avec les SHS, les uns fécondant les autres dans un échange continu et mutuel. C’est le vrai sens de l’interdisciplinarité qu’il faut placer au cœur de nos dispositifs de formation et de recherche en SHS.
Il faudrait, par exemple, qu’en plus du cours de sociologie ou de philosophie figurent également de « bons » cours de probabilités et de statistique, de droit ou d’économie en fonction de la compétence métier visée. On pourrait objecter que c’est déjà le cas avec des filières comme le MASS (Mathématiques Appliquées et Sciences Sociales), MIASH (Mathématiques, Informatique Appliquées au Sciences Humaines) ou MISASH (Mathématiques, Informatique et Statistiques Appliquées en Sciences Humaines)… Pourtant, ces efforts louables ne constituent qu’une goutte d’eau dans l’océan : à l’heure actuelle, les effectifs de ces filières sont encore faibles et de plus, ces formations ne sont pas adossées de façon lisible à des laboratoires de recherche SHS-STIC, donc peu promues auprès des candidats potentiels.
L’organisation des composantes de formation et de recherche doit évoluer pour être en phase avec les nouvelles exigences de l’environnement. L’histoire doit-elle être uniquement enseignée à de futurs enseignants ? Les disciplines doivent partager des questionnements et se regrouper en fonction des problématiques abordées et non, comme cela se passe encore, en se juxtaposant les unes aux autres pour épaissir des diplômes qui sont dans bien des cas sans débouchés professionnels. La pluridisciplinarité doit ainsi devenir naturellement la règle et non le recours quand on ne sait plus quoi faire. Nous avons besoin de structures de formation et de recherche bonnes sur le plan académique mais également lisibles et attractives sur le plan socio-économique.
Des changements pédagogiques sont ainsi nécessaires. Les formations, notamment de Licence, comportant trop de cours théoriques et magistraux doivent changer radicalement : il faut inverser la démarche qui va de l’abstrait au concret pour proposer d’emblée une approche ascendante basée sur des cas pratiques, la conceptualisation et l’abstraction venant plus naturellement après. L’argument souvent avancé pour soutenir le modèle classique en cours est de fournir les fondements théoriques pour comprendre la pratique alors qu’au final, le constat qui est fait, est que les étudiants sont épuisés, démobilisés et finissent par abandonner avant même d’arriver à la mise en œuvre pratique des concepts et des théories qui leur sont enseignés. Les expériences menées à travers le monde démontrent que les résultats et les taux de succès sont bien meilleurs avec une approche dite « de-bas-en-haut » : du concret vers l’abstrait. De plus, comme le fait observer très justement l’ancien président de Harvard, Larry Summers (voir réf. (2)) la plupart de nos étudiants vont travailler en équipe, ils participeront à la solution de problèmes de terrain, en entreprise ou en administrations, qui dépassent généralement les capacités d’une seule personne. Il faut par conséquent leur apprendre ce qu’est le travail collaboratif à partir de cas réels ou simulés et les évaluer dans ce contexte également. Au niveau Master, la distinction entre professionnel et recherche s’affirmera seulement dans le mémoire de stage. Les étudiants de master seront mieux préparés pour des expériences de recherche en laboratoire et pourront ainsi mieux nourrir la recherche sans se sentir piégés dans une option particulière.
Nous ne pouvons plus nous permettre de balayer d’un revers de la main la question du « à quoi ça sert ce que vous m’enseignez ? » quand, depuis le jeune âge, se pose aux étudiants la question du métier qu’ils voudront exercer plus tard. Il faut inverser le modèle et mettre l’accent sur la pratique dès la Licence. Le succès des Licences Professionnelles est une parfaite illustration de cette réalité même si ces formations supposent d’impliquer le monde professionnel, d’importer des savoirs et des compétences d’un autre monde que l’université. Que les savoirs, où qu’ils se trouvent, dans l’université ou dans la sphère socio-économique, s’organisent et s’articulent autour des étudiants. Le partenariat Université-Entreprise et/ou administration doit devenir de fait une condition première d’ouverture de la plupart des formations. Ca sera certainement un chantier complexe à concevoir et à gérer mais socialement il sera le plus profitable pour les étudiants et économiquement le moins coûteux pour la collectivité. Des changements sont déjà lancés dans beaucoup d’endroits, il faut les amplifier et réfléchir à la manière de les rationaliser. Les étudiants en SHS sont jugés par les employeurs, créatifs, ayant un esprit critique aiguisé et sachant mieux s’exprimer. Il faut alors compléter cette prédisposition par des savoirs et des savoir-faire métiers.
Dans un contexte de « crise d’évolution » pour les SHS, la clé de voute de l’édifice est et restera la Recherche. Malheureusement, la recherche en SHS bénéficie de peu de moyens par comparaison aux autres domaines scientifiques. Il suffit juste de regarder ce que proposent les agences de financement de la recherche alors que les effectifs de chercheurs en SHS représentent plus de 50% et ceux des étudiants plus 60%. Beaucoup d’opérateurs n’hésitent plus maintenant à expliquer pourquoi ils mettent moins de moyens dans les programmes SHS : le retour sur investissement est plus difficile à mesurer comparativement à des programmes de recherche en biologie ou dans les nanotechnologies. Seulement 10% des thèses en SHS sont financées ce qui peut expliquer que 60% des thèses n’aboutissent pas. Le modèle de financement de la recherche a radicalement évolué vers le mode « financement de projets ». Beaucoup d’acteurs attendent de la recherche en SHS des connaissances actionnables et des résultats capables de générer de nouvelles richesses ou, du moins, produire des effets mesurables et surtout capitalisables. Outre l’enrichissement culturel, engendrer en plus de la richesse socioéconomique est un chemin que doit emprunter la recherche en SHS au même titre que les autres sciences. On ne peut plus vivre dans l’illusion qu’il est possible de s’enfermer dans une bulle académique pour refuser ces exigences exogènes. Agir comme si nous étions dans une tour d’ivoire, en regardant le monde de haut avec le sentiment inapproprié d’être les gardiens du temple de la culture, c’est prendre le risque de nous déconnecter de tout domaine et plus encore des sujets mêmes de notre pratique : l’humain et la société.
L’ISH, que j’ai privilège de diriger, est l’un des lieux par excellence où pourraient s’élaborer des formes nouvelles de recherche scientifique en SHS. Une recherche où le fondamental nourrit l’appliqué et réciproquement. Une recherche capable, par son dialogue interdisciplinaire, d’irriguer des filières de formation qualifiantes. Une recherche en interaction avec la société, qui répond et qui questionne. Une recherche ouverte sur un monde d’opportunités sans limites que pourraient même lui envier les sciences dites dures. La présence à l’ISH de trois Labex et d’une vingtaine de laboratoires de très grande qualité issus de tous les établissements du PRES de Lyon et couvrant un large spectre de disciplines sont les garants de la réussite des ambitions de la communauté SHS du PRES.
Ce texte n’a pas pour but de fournir une recette applicable en tous lieux. C’est un cadre de réflexion pour voir comment mieux répondre aux grands défis du 21ème siècle. Certes, quelques idées peuvent heurter certaines conceptions, c’est normal dans un débat prospectif qui s’intéresse à l’évolution des lignes de front.
(2) : http://www.nytimes.com/2012/01/22/education/edlife/the-21st-century-education.html?_r=4&pagewanted=2